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lundi 8 janvier 2024

Balade contemplative

Un chemin qui descend vers une large clairière. Tels les pionniers se dirigeant vers l’ouest, dans un pré assez vaste pour les accueillir, de jeunes scouts ont dressé leurs tentes pour quelques jours de plein air et d’aventure. 

J’ai traversé le pré jusqu’au petit ruisseau qui file doucement sur son lit de cailloux. La nature peu à peu enveloppe le marcheur et bientôt le feuillage des arbres arrête le regard et des troncs élancés posent les limites de perspectives chahutées. Une architecture se dessine et se déploie dans une quiétude végétale enchanteresse… c’est la forêt de Sherwood ou bien celle de Merlin. 
Entre le monde réel et imaginaire la frontière s’efface. 


J’ai gravi quelques marches moussues pour gagner le petit chemin en dos d’âne qui monte jusqu’à la route nationale et je me suis arrêté. A mes pieds un petit mulot sur le dos étendu laisse quelques mouches voleter au dessus de son ventre blanc. 

C’est la vie qui s’en va, c’est la vie qui continue. C’est la nature qui respire! 

En contrebas du chemin la fontaine de pierre inspire les légendes, celle d’une fée ou bien celle d’un preux chevalier. 
L’histoire est ancienne et s’est perdue dans la nuit froide des siècles oubliés. 

Aujourd’hui le vent fait frémir la voûte végétale qui surplombe le lieu. Une odeur de terre et de pourriture monte du sol que recouvrent par endroit les feuilles mortes des châtaigniers. Les cycles de vie se succèdent. 

Au loin, du côté du pré, quelques cris et quelques rires se font entendre. C’est le jeu de ballon que se dispute les garçons du campement. Pareil à l’entomologiste avec les insectes, je les observe de loin en prenant garde à ce qu’ils ne me voient pas. 

Le ballon monte dans les airs puis retombe et de nouveau remonte tandis que les cris des garçons reprennent. 

Mais le jeu s’arrête. La scène se fige. Le ballon a roulé de mon côté jusqu’à mes pieds. J’hésite quelques secondes, le ramasse et d’un geste large du bras j’entre de nouveau dans le jeu de la vie. 



Jean-Paul - Lanvaux, juillet 2023

samedi 6 janvier 2024

La dame blanche

Je me souviens qu’iI faisait chaud. C’était la première fois que je quittais le giron maternel. J’avais 16 ans. Mes parents m’avaient envoyé passer l’été chez mes cousins pour les aider à préparer leur déménagement prévu en septembre. Toute la famille quittait Toulouse pour Lyon où mon oncle travaillerait désormais. Nous étions en 1929, au mois d’août. Nous commencions nos journées de bonne heure avant que la chaleur ne soit trop accablante. Jusqu’à midi, nous faisions le tri des livres et des objets que la famille souhaitait conserver. Je faisais des piles que ma cousine empaquetait soigneusement. C’était laborieux, mais nous étions joyeux et heureux à la perspective de cette nouvelle vie. La famille serait de nouveau réunie. Mon père et ses frères et sœurs étaient très proches. 

Nous avions pris l’habitude, Gabrielle ma cousine et moi, de nous promener sur les bords de la Garonne après 17 heures, lorsque la chaleur était un peu tombée. Près de l’eau, il faisait plus frais et puis pour s’y rendre, il nous fallait traverser une partie de la ville. C’était une belle promenade. Je prenais toujours avec moi mon appareil photo car depuis quelques mois il m’était indispensable. 

Ce jour-là donc, alors que nous passions par le jardin des plantes, je remarquai une femme et son enfant. Un homme les prenait en photo, probablement son mari et le père de l’enfant. Je fus tout de suite saisi par la grâce et la délicatesse de sa silhouette, son élégance, sa robe blanche et sa capeline légèrement rabattue sur les yeux et puis l’enfant, une petite fille, son chapeau et ses socquettes blanches de rigueur. Elle était assise au bord de sa poussette avec un air facétieux. Je m’approchai discrètement et j’appuyai sur le déclencheur. L’homme fut si surpris qu’il se retourna, furieux. Du haut de mes 16 ans, j’eus un mal fou à lui faire admettre que je n’avais pu résister au charme de sa «famille», qu’il n’y avait aucune malice et qu’il ne devait y voir que la maladresse d’un jeune photographe. 

Ce que je ne pus lui dire, c’était la mélancolie que j’avais vue sur ce visage, la ressemblance saisissante avec celui de ma propre mère. C’était le désordre et l’émotion que tout cela avait suscités. 
Je ne les ai jamais revues mais j’ai conservé la photo. J’ose espérer qu’elles ont toutes deux survécu aux sombres années à venir. 

Evelyne

jeudi 4 janvier 2024

Quid


Un jour, bien après le décès de ma mère, je décide d’ouvrir ce que nous appelons, mes frères et moi, la grande valise noire qu‘à leur demande, je conserve dans mon grenier. Nous y avons stocké les photos de famille. Il me semble qu’il est temps, que je vais pouvoir me plonger sans trop d’émotions dans la tonne de photos qu’elle renferme. Grâce au premier tri que nous avions fait, j’attaque directement la pile annotée «année 1950/1960» mais que nous aurions pu appeler «tout sur ma mère». 

Effectivement, la voici chemise à carreaux et pantalon moulant, triomphante sur un scooter flambant neuf, les cheveux au vent. En fuseau noir et blouson militaire à col de fourrure, probablement emprunté à mon père, chaussures de montagne et lunettes de soleil, tirant avec nonchalance mon frère et moi assis sur une luge, assortis dans la même combinaison à capuchon. En bikini, sur la plage, les cheveux relevés, posant debout, une jambe légèrement devant l’autre. 

Rochefort, l’Allemagne, l’Algérie, tout un programme. 

A chaque situation et chaque pays, sa tenue. A chaque photo, sa pause et sa petite mise en scène. Seule ou avec nous, rarement avec mon père qui de toute évidence prenait les photos. Ce qui me saute aux yeux aujourd’hui c’est ce soin qu’elle prenait à prendre la pose, le regard tendu vers l’objectif, tout sourire, le ventre rentré et le dos bien droit, à l’image de ces stars de cinéma dont, jeune, elle collectionnait les photos. Dans cette histoire, mon frère et moi jouions le rôle d’accessoires dans une mise en valeur de la mère idéalisée et merveilleuse. 

Une photo arrête mon attention, la voici au volant d’une 4CV à l’arrêt, la porte ouverte, dans une pose dont, une fois encore, elle seule a le secret. Jupe légèrement relevée sur les jambes, chaussures à talon, chemisier moulant et sourire racoleur. Je me dis, tiens mes parents avaient une 4CV ? Je découvre la deuxième photo, cette fois, elle est assise sur un plaid dans la même tenue, dégustant une boule de glace d’une façon extrêmement suggestive, la voiture est en arrière-plan, « déjeuner sur l’herbe en 4CV » ? Troisième photo : un homme tout sourire devant la 4CV. Il est grand, il est beau, il est blond. Ce qui est certain, c’est que cet homme n’est pas mon père. 

Evelyne

mardi 26 décembre 2023

Une annonce

Cette photo prise par Elliott Erwitt me bouleverse. 
Plus exactement, le texte que je lis, m’agresse, 

«J’achète Les croutes DE PAIN» 

Mais je ne veux pas subir ce tremblement de terre. 
Je recule. 
Je m'efforce d’analyser cette photo, de mettre en sourdine mes émotions. 
Je suis devant un objet esthétique. 


Sur un fond très sombre, sur un cadre en bois noir, comme une annonce écrite à la main, sur une ardoise, le texte que j'ai indiqué, centré sur cinq lignes. Je relis à voix basse, lentement, j’en respecte la typographie 

J'achète 
Les 
Croutes 
DE 
 PAIN 

Et pan, toi qui visites les musées, qui apprécies les créations artistiques, que réponds-tu à cela? 

Rien, je ne dis rien. Cela remue dans mon estomac qui se gonfle tandis que mes yeux embrassent l'ensemble de l’image. 

Sous ce texte, un panier en osier de couleur sombre. Se détache en contraste, plus clair, une sorte de passoire plate en aluminium. Des morceaux de pain rassis, un bout de bois. Tout est criant de réalisme. 

J’admire le talent de l’artiste. 

Mais ce qui remue en moi déferle dans la vision de tous ces mendiants que j'ai pu croiser tout au long de ma vie. A certains, je glisse quelques pièces, à d'autres, je détourne la tête. Quelle que soit l'attitude, elle relève du même sentiment de honte et d'impuissance: «Désolée, je suis vraiment désolée, je ne peux rien faire de plus». Devant cette photo, ce qui surgit, c'est l'injustice du monde, ce cri accusateur: «J'achète les croûtes de pain.». Et pourquoi dois-je m’en contenter, en dormant sur le bord d'un trottoir sale, tandis que d'autres baignent dans l'opulence? 

Un souvenir de ma première enfance arrive, comme pour me permettre de sortir de la suffocation présente, insoutenable. Au coin d'une rue trépidante, j'ai glissé dans la paume d'un mendiant loqueteux toutes les pièces que je possédais, tout mon trésor. 
Ma mère a surgi à ce moment et m'a réprimandée aussitôt: 
- Et que feras-tu si un autre mendiant te tend la main? 

Ma mère m’a ramenée à la réalité du monde. Je ne dois pas me sentir responsable de ses miséreux. Je les ai rencontrés partout, dans les pays regroupés alors sous le terme de «Tiers-Monde», dans les pays dits riches. Les associations se démènent pour soulager selon leurs moyens, mais ils sont toujours là. J'ai même l'impression que la situation s'est aggravée. 
Ce jour-là, ma mère a tenu avec fermeté ma main et nous avons continué notre route. 

Myosotis

dimanche 24 décembre 2023

Portraits d'adolescents

Ces portraits ont été inspirés par des photographies de Lisa Sarfati (principalement The New Life, Twin Palms Publishers, 2005) 
Sous le prénom choisi par l’auteure des textes, on trouvera le titre original de l’œuvre.

Sasha

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sasha N°28)

Elle a choisi le prénom de Sasha comme nom de scène. Elle maquille son visage : les cils lourds de mascara, les yeux agrandis d’un épais trait noir, les lèvres rouge sang. Elle dit qu’elle a 19 ans. En réalité elle en a 17. Les hommes s’en foutent, personne ne lui demande son âge. De toute façon, elle est trop vieille pour être encore vierge. Alors, 17 ou 19 ans... c’est du pareil au même. 
Elle porte un soutien-gorge rouge en skaï en dessous d’une tunique noire transparente. Son cou est entouré d’un collier fantaisie, qu’on appelle un collier de chien. 
Quand on ne la regarde pas, elle a un visage grave, le regard éteint. Quand elle joue le rôle pour lequel elle est payée, elle rit à gorge déployée, arrondit sa bouche, cligne de l’œil. C’est un rôle de composition. Elle le remplit comme il faut. 

Dans sa chambre de jeune fille, des sangles pendent du plafond : elle s’exerce. Des acrobaties. Jusqu’à l’âge de 15 ans, elle a pris des cours de gymnastique – le trapèze, les anneaux, les arts du cirque, c’était sa passion. Un jour, un homme l’a hélée et lui a demandé si elle ne voulait pas gagner un peu d’argent en faisant des numéros devant un public. Elle ne s’est pas méfiée. D’ailleurs pourquoi aurait-elle pu deviner qu’un jour, elle devrait faire la même chose mais dans une autre pièce, devant un public différent, habillée tout aussi légèrement mais avec une touche plus vulgaire. Et puis, de fil en aiguille... 
Bientôt elle sera majeure, on la pousse à quitter sa chambre de jeune fille, à quitter sa famille. On lui a fait miroiter une salle plus chic, un public plus choisi. 
Sasha regarde autour d’elle et soupire. Elle aimerait que ses parents comprennent et l’emmènent loin. 

Tania 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Terri, N°31 - photographie également visible sur Instagram, compte lise_sarfati, post du 12/10/18) 

Elle porte sa famille sur les épaules. Elle est l’aînée de trois enfants. Elle a 16 ans, sa sœur Jenny a 12 ans, son frère Boris 8. Aucun ne connaît son père, ils savent seulement qu’ils n’ont pas le même et quelques bribes. Leur mère est dépassée. Elle travaille dur puis elle doit se reposer, dit-elle. Elle n’en peut plus, la vie est trop injuste et ingrate. Elle passe alors ses journées au lit. Elle fume beaucoup, avale des médicaments. Il lui arrive de boire. Parfois beaucoup. Tania vide les bouteilles. Sa mère crie et l’insulte, pleure et la supplie. Tania ne dit rien, ne réplique pas, se protège seulement des coups. 
Elle s’échappe en se rendant au lycée. Elle est assoiffée, insatiable, alors elle boit les cours et se goinfre de devoirs et d’exercices. On la traite de lèche-cul. Tania encaisse. Sans un mot. Elle est insubmersible. 
Après les cours, elle passe au supermarché et achète le dîner. L’argent est une autre guerre. Sa mère oublie de lui en donner ou lui en donne trop à la fois, qu’elle doit planquer. Quatre personnes à nourrir, trois pièces à ranger, deux enfants à surveiller, guider, aider. Elle est à la fois mère, sœur, ménagère, lycéenne. Elle n’a pas le temps de rêver, elle n’a pas le temps de penser aux garçons, elle n’a pas le temps d’imaginer son avenir. 
Elle avance d’un pas résolu, sans concession. 

Rachel 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sloane N°34 - photographie également visible sur le site artpil.com) 

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Avec sa moue de poupée, Rachel croit donner le change. Au début, on s’y laisse prendre. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que c’est du chiqué, qu’elle se fout de tout, qu’elle n’a aucune intention d’obéir, qu’elle ne veut plus être la petite fille sage de ses parents. Elle a envie de tout péter, elle déteste ce salon rempli de bric-à-brac que la Ménorah surveille, comme si elle pouvait encore mettre de l’ordre dans cette maison. 
Sa famille se déglingue, Rachel l’a bien compris. Ses parents font semblant, ils s’accrochent à la Loi, aux rites et obligations. Ils chantent et dansent pendant les fêtes, sa mère fait des gâteaux au pavot, son père donne des ordres. 
Fumer devant la Ménorah est un sacrilège. Le salon se remplit de fumée et l’odeur persistera jusqu’au retour des parents. Ils vont crier. 
Rachel hausse les épaules ; elle s’imagine leur tenir tête en mâchant du chewing gum bien qu’elle préférerait leur souffler la fumée au visage. 
La vitrine est remplie de médicaments. Le père veut que tout le monde le sache : il est malade, il faut le ménager. Il porte la main à son cœur à chaque fois que sa fille fait une incartade, il dit «tu veux me faire mourir», elle pense «ah mais si c’était vrai», elle se contente de ricaner, de transformer sa moue de poupée en moue de sorcière. 
Elle a envie de tout bazarder, en premier le bazar religieux. Elle aspire goulûment sur sa cigarette puis prend la pose, se veut aguichante, mystérieuse. Elle s’entraîne devant le miroir. Demain, elle a rendez-vous avec Robin, un goy. Elle ne sait pas encore si elle va faire en sorte que ses parents l’apprennent ou si elle va cacher sa énième transgression. Elle hésite. Elle ne voudrait pas avoir la mort du père sur la conscience. Quand même pas. 


Marc 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mark N°41 - photographie également visible sur le site artpil.com

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Quand est-ce qu’on va le laisser tranquille ? Marc est fatigué, il en a marre. Il voudrait vivre sa petite vie peinard, rencontrer ses potes, boire une bière ou deux, fumer ses clopes et son shit tranquillou, ça ne fait de mal à personne. Sauf à lui. A la rigueur. Mais voilà, impossible de mettre un pied dehors sans qu’on le regarde de travers, de traîner dans la rue sans que les flics lui demandent sa carte d’identité, d’arpenter les allées du supermarché sans qu’un vigile le suive du regard. Ils croient tous ces cons qu’il ne voit rien ? Qu’il ne le sait pas qu’ils le soupçonnent de tout, de rien même. 
Marc porte un large bracelet – Joseph lui fait remarquer qu’on dirait un bracelet de forçat. «Il manque plus que la chaîne et le boulet au bout.» Marc fronce les sourcils et fixe le vide en tenant sa cigarette et son briquet. Il a le look. Il l’aime bien. Un mélange de dandy et de petit dur: veste classe, t-shirt flashy, jean noir, bracelet voyant, brassard de son groupe préféré. Un jour, il a vu un reportage sur les sapeurs du Congo-Brazzaville. Il a adoré leur allure. Quand il gagnera de l’argent, il s’habillera comme eux. Il jettera ses fringues bon marché, ses accessoires d’esclave moderne. Il s’habillera de rose ou de vert pomme, du chapeau aux chaussures. Il arpentera les rues d’un pas assuré le menton dressé, le regard fier, le sourire hautain. 


Lisa 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Asia N°33 - photographie également visible sur le site artpil.com) 

Elle regarde souvent dans le vague; on la dit rêveuse, elle se sait perdue. Le monde qui l’entoure la déconcerte, elle ne le comprend plus. Si elle ouvre les yeux sur ses proches, son appartement, son collège, sur tout ce qui lui était familier, elle ne reconnaît rien, comme si elle était revenue après être partie pendant des années et que tout avait changé. 
https://artpil.com/lise-sarfati/ 

Quand elle se regarde dans le miroir, elle voit une étrangère, une fille qui lui ressemble mais qui a quelque chose de bizarre, de flou, d’imprécis. 
Hier, elle a voulu changer de tête, avoir teint ses cheveux en noir corbeau ne lui suffisait pas, elle a empoigné une grosse mèche qu’elle a coupée pour en faire une frange. Elle est de travers. Comme elle. 
Tous les matins, elle s’épile les sourcils, elle se demande si elle ne va pas les remplacer par un épais trait noir. 

Elle s’ennuie, elle se languit, elle s’étiole. La vie se poursuit sans elle; tout lui semble vain et lisse, un peu mort, il faut bien le dire. 
Il fait chaud, l’air est moite. Lisa a la bouche légèrement ouverte, elle ressemble à un poisson, se dit-elle. 
D’un geste brusque, elle enlève sa brassière. Elle regarde ses seins, elle les caresse, les soupèse. Ils sont lourds et fermes, la peau est douce et ses mamelons durcissent. Lisa passe sa langue sur ses lèvres sèches, sa respiration prend de l’ampleur. 
Elle retire son short et sa culotte. Elle s’allonge sur son lit et d’une main hésitante elle suit les courbes de son corps, et s’attarde ici et là. Elle a la tête qui tourne, des picotements sur ses jambes, ses bras. Sa gorge palpite, ses seins gonflent. D’un mouvement brusque, sa main plonge entre ses cuisses légèrement écartées. 
Elle ferme les yeux et respire. 

Victoria 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mariela N°27) 

Elle est née à Orly il y a 14 ans. Quasiment sur la piste d’atterrissage. Sa mère n’aurait pas pu prendre l’avion si elle avait dit qu’elle était enceinte de 8 mois. Elle a caché son ventre sous des bandes de coton serrées, elle a comprimé ses seins gros comme des obus. Elle a tendu son passeport et ils n’ont rien vu ; dans l’avion elle suait à grosses gouttes. Dix heures durant, elle a prié. Dix heures durant elle a ordonné à l’enfant de se tenir à carreau. Elle a relâché la pression une fois qu’elle a eu passé la douane : elle s’est écroulée par terre. Des hommes se sont précipités. Les pompiers l’ont soulevée: «el bebé nace», a-t-elle murmuré. Un homme a hurlé des mots que sa mère n’a pas compris. Et tout s’est accéléré. Les pompiers couraient en portant le brancard sur lequel sa mère gémissait. 
Voilà comment Victoria est venue au monde, en France. Voilà pourquoi elle s’appelle Victoria. Pourquoi elle est obligée d’être contente d’être vivante, de vivre dans ce pays de cocagne pour lequel ses parents se sont saignés aux quatre veines. 
Victoria aurait préféré qu’ils émigrent aux États-Unis comme tout le monde. Ils voulaient aller en Europe. En Espagne. Mais ils ont pris l’avion pour la France parce que, à ce moment-là, ils ont trouvé un billet moins cher. Ils iraient en Espagne plus tard. 
Après Victoria, trois autres enfants sont nés, dans des circonstances moins rocambolesques. Le garçon s’appelle François comme le président de l’époque. La reconnaissance éternelle de ses parents pour la carte d’identité et l’appartement qu’ils ont obtenu de façon inespérée cinq ans après leur arrivée. Ils vivent tout à côté de l’aéroport. Le bruit est infernal, mais ils sont contents. Le père travaille dur, il occupe deux emplois, mais il est content. Sa mère baragouine le français, juste de quoi faire ses courses, mais elle est contente. 
Du coin de l’œil, Victoria la regarde préparer des empenadas. Elle essaie d’être contente. Comme elle, comme lui. Elle n’est pas une fille ingrate. 


Magali 

(Photographie visible sur le site artpil.com) 

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Magali chipote dans son assiette. Elle fixe sa fourchette fichée dans la faïence, dans l’espace vide, que la nourriture n’a pas souillée. Son regard évite le tas de couleurs écœurantes, le gloubi boulga immangeable que même son ami imaginaire, pourtant conciliant, n’aurait accepté pour rien au monde. 
Magali est seule dans la cuisine, attablée devant son assiette. Elle est assise de travers, le corps tourné vers la porte, prêt à s’élancer hors de la pièce. Qui est fermée. À clé. Sa mère ne viendra la délivrer qu’une fois la mixture avalée. Magali peut ajouter du sel et du poivre, de la sauce de soja, du magi-arôme, et même du «marmite», dont sa famille asperge les plats depuis un séjour en Grande-Bretagne. Des exhausteurs de goût. Ou pour noyer les morceaux de viande. Qui alors disparaît. Dit sa mère. 
Qui ne comprend pas que Magali a le cœur au bord des lèvres à la seule évocation des ragoûts et des salmis. 
Elle n’a plus d’appétit, ni pour les sauces et les purées, ni pour les hachis et les sabayons, ni pour les légumes bouillis et les compotes. Elle n’aime plus les mots-mêmes. 
Souvent, elle reste toute une journée prostrée sur son tabouret. Elle ne doit sa délivrance qu’à son frère qui réussit toujours, mais parfois tard, à se glisser dans la cuisine, à l’insu de la mère. Il avale sans un mot la dégoûtante assiettée – avec ou sans épices. Il laisse tout sur la table, les couverts sales, les miettes de pain, le sel renversé: les traces de la défaite de Magali, abandonnées avec ostentation. 
Le frère quitte la pièce aussi discrètement qu’il est entré. Magali n’a plus qu’à tambouriner sur la porte vitrée: c’est le signal pour la mère qui pénètre alors dans la cuisine et inspecte le lave-vaisselle, la poubelle, la bonde de l’évier. Satisfaite, elle jette un regard dur à sa fille et dans un sourire vainqueur lui dit qu’elle peut aller dans sa chambre. 

Marianne 

(She, 2012 - photographie également visible sur le site creativeboom.com) 

ttps://www.creativeboom.com/
Elle doit son prénom au compromis entre ses deux mères. L’une voulait l’appeler Marie, l’autre Anne. Marianne se demande si elle a échappé à pire ou si elle souffre de ne pas avoir mieux. Cela dépend des jours – et, surtout, des autres. C’est vrai qu’elle est une des rares filles de sa classe et de son âge à avoir un prénom « ringard » - un prénom classique qui n’est pas revenu à la mode, contrairement à celui de son amie Léonie qui porte le prénom de son arrière-grand-mère. 
Cela lui prend la tête. Elle dresse des listes de prénoms, n’arrive pas à s’en choisir un. Qui la définirait mieux. Qui lui irait comme un gant. Qui la fait rêver. Avec lequel elle s’imagine signer des romans. 
En attendant, elle rêve beaucoup. Une cigarette à la main, le regard dans le vague, la moue dédaigneuse. 
Il faudrait aussi qu’elle se teigne les cheveux. Elle n’est ni rousse ni brune; elle déteste cet entre-deux. Comme son prénom, une alliance contre-nature entre deux tons. Elle hésite. Le blond ou le noir corbeau, ou bien le rose ou le bleu. Multicolore, peut-être? Par mèches? 
Quand elle se regarde dans la glace, elle a l’impression de venir d’une autre époque. Ce n’est pas seulement son prénom qui est ringard, mais elle tout entière. Elle pense parfois qu’elle s’est mal réincarnée, qu’un éclat d’un autre temps est resté collé – c’est pour cela qu’elle détonne. Sa naissance est mystérieuse, d’ailleurs. Il lui manque une origine, une branche reste invisible, inconnue, d’où elle pourrait tenir cette imposture qu’elle ressent. Elle est déplacée. Voilà tout. 

Gabriel 

(Maxim, Moscou, C-Print) 

Quand il était petit, elle l’appelait «mon ange» - «Gabriel est un ange», disait sa mère, le regard mouillé. Aujourd’hui, elle ne dit plus rien, le regarde interloquée. Lui demande pourquoi il porte ce cordon de cuir tressé qui lui serre le cou. «Ce n’est pas un peu masochiste?», lui demande-t-elle sur un ton hésitant. Gabriel hausse les épaules. C’est là sa seule réponse à toutes les questions. Il ne peut pas lui dire que c’est un cadeau d’Angelo, un vrai ange, lui, son ange à lui, Gabriel. 
Tous deux portent le même tour de cou, sous l’aisselle du bras gauche le même tatouage, très discret. Ils s’habillent souvent pareil – chemise en denim et jean troué. 
Gabriel a des lèvres framboise depuis toujours. Des sourcils bien dessinés, formant deux arcs qui ne se rejoignent pas, des yeux marron et ardents, le nez droit, grec, selon sa mère, des rougeurs colorent ses joues qui lui valent des moqueries. Mais pas plus que le reste, c’est-à-dire tout. 

Leila 

(Bretagne 1947, d’Edouard Boubat - photographie également visible sur le site artnet.fr) 

La mer est sans vagues ce matin, elle est si claire que Leila oublie les nouvelles alarmantes entendues la veille. 
https://www.artnet.fr/artistes/edouard-boubat/

Elle se penche et ramasse un coquillage, un grain de caillou. Elle les laisse sur la paume de sa main qu’elle tend vers le soleil, la nacre étincelle, la pierre brille... puis elles se ternissent et Leila les rejette à la mer. 
Elle marche ainsi longtemps, s’arrête, ramasse quelques pépites, les admire, les rend à la mer. Le temps est suspendu, la marée monte, l’eau bat ses mollets, éclabousse sa robe. 
Leila soupire, se tourne vers le rivage, la plage est hérissée de parasols. 
Leila est une solitaire qui aime venir là, avant l’arrivée des vacanciers, laisser la trace de ses pas dans le sable mouillé, entendre le clapotis des vagues sans autres bruits que le cri des mouettes, le bruissement de l’écume, le grésillement de la mer qui se retire. 
Elle se croit un instant à l’aube du monde, telle Eve avant même de rencontrer Adam. 
Elle va remonter à la villa. Là-haut, dans la villa, un homme attend son retour. Elle enlèvera sa robe, dégagera son visage en relevant ses cheveux, restera quelques instants en suspension, s’offrant à son regard. Jusqu’à ce qu’il rejette le drap et tapote le matelas. 

Lucie presque Lucien 

Elle a beau faire, ça ne suffit pas: son miroir le lui hurle chaque jour. 
Elle s’est rasé la tête, elle s’est bandé les seins, elle a durci son regard, elle a pincé sa bouche. Elle s’habille en treillis, porte des boots doc martens. 
Ce matin, patiemment, elle a camouflé son visage, décidée à partir en guerre contre les traces d’enfance. Mais elle a beau faire, ça ne suffit pas. 
Tout le monde reconnaîtrait la fille sous le maquillage, devinerait la rondeur des seins sous le treillis. Elle-même en convient: on n’éradique pas le féminin comme ça. «Passe à la vitesse supérieure», «fais ta transition», «arrête de douter», «tu n’as pas le choix», «tu es un garçon». 
Ces Ils qui étaient Elles ont raison ; elle opine, elle dit oui je vais le faire, elle va aux réunions, elle a pris rendez-vous chez l’endocrino, elle se fout de l’avis de ses parents qui ne pigent jamais rien, elle se fait appeler Lucien. 
Elle surfe sur les sites de chirurgie, trouve que ça coûte cher de se faire enlever les seins. Pense à ce que lui a dit sa marraine, pense à son torse quand soudain, sans la prévenir, elle a retiré son T-Shirt et son soutien-gorge. Buste plat, cicatrices. «C’est ça que tu veux?  lui a-t-elle demandé d’une voix tremblante. Moi je n’ai pas eu le choix. C’était ça ou crever.» 
Lucie presque Lucien n’a rien dit, elle a dégluti. 
Seule devant son miroir, elle en convient: sa poitrine est belle, plus désirable que son buste à elle. Mais comment devenir un homme si on garde ses seins? 
On l’exhorte à choisir. Elle voudrait rester dans le groupe – avec Léo, à qui le seul remplacement du a en o ne suffit plus, avec Noa qui ne sait pas que son nouveau prénom est épicène, avec Camille qui devient une caricature masculine... Avec ces filles-garçons qui réussissent à parler d’elles en transition d’eux en enlevant toute trace du féminin, aucun «e» ne traîne. 
Lucie pas encore Lucien a souvent la langue qui fourche, comme son corps, comme son visage; le langage résiste. 
Seule dans sa chambre, seule devant le miroir, elle vacille.

jeudi 14 décembre 2023

La Grande Maison

Proche d’Auray dans le Morbihan, se trouve La Grande Maison, dans un parc peuplé d’arbres centenaires. Cette Grande Maison est orientée Ouest-Est et bénéficie tout le long de la journée de la lumière du soleil au Sud


C’est l’hiver. Au matin, La Grande Maison apparaît haute et imposante, dans toute sa majesté. 

La façade est doucement ocrée, les châssis des six fenêtres du premier étage s’éclaircissent au fur et à mesure que mon regard glisse vers l’est de la Maison où la lumière traverse déjà quelques fenêtres. 

Les chiens assis et les cheminées, comme des vigies sur la toiture de la maison, montent la garde en fixant le parc et les chemins de terre environnant. 

Ces chiens assis projettent une ombre triangulaire sur la toiture d’ardoises noires, les ombres s’agrandissent vers l’est de La Maison et se mêlent à l’ombre de deux immenses branches prolongées jusqu’à la toiture. Une des deux branches se rapproche du frêne et forme ainsi un arceau magnifique. 

À l’ouest, les reflets des branches sur les carreaux sont perceptibles puis disparaissent lentement, en prenant une teinte bleutée puis laiteuse. 

Quel tableau grandiose ! 

L’après-midi, La Maison semble s’être allongée. 

La couleur des châssis rouges est passée au marron cramoisi. 

Les chiens assis et les cheminées ont perdu leur forte présence. 

La lumière concentrée sur le granit beige ficelle de la façade éclaire les fenêtres les plus à l’ouest et diminue l’espace de l’entrée principale. 

L’ombre du frêne est en mouvement sur la façade, elle grimpe jusqu’à la toiture et l’arceau formé avec le frêne s’est un peu aplati. 

Il paraît plier sous la charge de l’ombre qui l’entoure doucement. 

En fin d’après-midi, La Grande Maison semble avoir reculé et le parc et ses arbres autour d’elle donnent l’impression de la repousser encore. 

La lumière de l’ouest éclabousse la pelouse devant la façade et saisit l’espace. 

L’arceau formé par le frêne et son ombre s’effacent progressivement. 

Trois fenêtres, au premier étage, sont éclairées par la lumière à l’ouest. Les fenêtres suivantes s’enveloppent de l’ombre apparue dans le soleil couchant... 

Sur la toiture, les chiens assis et les cheminées ont rapetissé. 

Au rez-de-chaussée, autour des fenêtres devenues plus hautes, les couleurs des châssis disparaissent pour laisser place à des raies d’ombre et de lumière. 

Les branches des arbres entourent la Grande Maison, la protègent et adoucissent les couleurs de La Maison et de son environnement. 

En soirée, la masse de la Maison s’assombrit, elle apparaît recroquevillée. 

Elle se cache derrière les branches nues des arbres qui se sont rapprochés pour favoriser un endormissement serein. 

L’est de la Maison est éclairé et une fenêtre brille comme un astre dans le soir, révélant des teintes grisées dessinant des hachures sur la façade. 

Au milieu des teintes grisées, les châssis des fenêtres sont rouges, ils se détachent et dessinent nettement les fenêtres. 

Les châssis des chiens assis laissent deviner des fenêtres engoncées dans leur encadrement de ciment. 

C’est une ambiance de repos, de calme, de nostalgie. Une journée se termine. 



Abeille
Août 2023 


Merci à Françoise de m’avoir transmis ces photos et autorisée à publier ce texte sur le site Écritures Colombines.

mardi 2 mai 2023

La divine fève

L’arbre ne poussait pas dans son pays, l’ingrédient était inconnu dans sa gastronomie, il n’avait jamais goûté un seul gâteau dans son enfance et ne connaissait pas ce goût. Malgré tout Cheng était obsédé par le chocolat, par le mot même qu’il avait appris dans les langues occidentales: chocolate, chocolat, Schokolade, cioccolato. Il répétait ces mots qui fondaient dans sa bouche, tantôt très cacaoté, tantôt amer, parfois acide; les effluves montaient à ses narines depuis qu’il avait vu un reportage sur la fabrication du chocolat. 
Puis il était parti en Europe, la Terre promise du chocolat. Il alla en France et en Suisse, en Belgique et en Italie, en Autriche et en Angleterre: partout cet ingrédient était à l’honneur, en tablettes, en truffes ou en boisson. Cheng voulut goûter à toutes les recettes, harcela les pâtissiers et chocolatiers pour qu’ils lui révèlent leurs secrets, se fit rabrouer ou gentiment laissé dans l’ignorance, renvoyé chez lui, frustré et encore plus obsédé par la fève. 
Jamais il n’aurait cru qu’il existât autant de spécialités, autant de façons de savourer le divin fruit, autant de saveurs et d’arômes. C’était encore plus magique que le thé, répétait-il à ses compatriotes qui l’écoutaient, sceptiques. Il décida alors de les convertir au délicieux breuvage, aux ganaches et fondants, aux friandises et truffes, aux palets et orangettes, aux crus d’exception, aux cabosses du monde entier. 
Il fit plusieurs voyages, prit des contacts, discuta avec les services marketing et les artisans, établit une carte des meilleures adresses. Plus tard, il irait rencontrer les planteurs, en Amérique latine et en Afrique, en Asie même… Et encore plus tard, il ferait pousser des cacaoyers dans son pays – s’il en existait au Vietnam et en Indonésie, pourquoi pas en Chine? Cet immense pays de haute gastronomie, comme les Chinois se plaisaient à le clamer. Bien que, selon Cheng qui avait vu du pays et goûté aux gastronomies européennes, la concurrence fût rude… Mais il gardait son opinion pour lui. 
Dans un premier temps, il allait importer les produits finis. Ouvrir une boutique à la française, à l’instar des magasins de luxe qui vendaient des sacs et des parfums. Si les Suisses consommaient en moyenne 11 kg de chocolat par an, les Chinois n’en mangeaient que 100g. C’était ridicule. Il fallait que cela change. Certes, le produit était cher, même très cher quand on tapait dans le haut de gamme, l’excellence et le cru rare. Mais le vin était-il moins onéreux ? Le prix des accessoires des marques de luxe moins exorbitant? Or, les Chinois avalaient des hectolitres de grands vins comme de la vulgaire piquette payée à des tarifs astronomiques, ils rentraient de leurs voyages en Europe chargés de sacs et de parfums, de bijoux et de carrés Hermès – à moins qu’ils les aient achetés beaucoup moins cher sur les marchés et dans les boutiques de contrefaçon! Cependant, pensait Cheng, il n’existait pas de chocolatier faussaire – seulement du mauvais chocolat qui rendait malade: impossible de se méprendre, le bon goût ne trompait pas, les papilles reconnaissaient l’exquis, alors que les yeux ne savaient pas déceler la couture made in China d’un sac Chanel. 
Cheng pourrait chanter les louanges du chocolat pendant des heures, tenir son auditoire en haleine en racontant mille anecdotes glanées au fil de ses voyages, rappeler la fièvre du chocolat qui s’était emparée de la cour de Louis XIV, des guerres que se firent des nations pour conquérir les plantations, des ruses des importateurs pour exploiter les producteurs, des mauvais coups et des recettes géniales, des découvertes fortuites et des cuissons ratées débouchant sur une nouvelle spécialité qui ferait fureur, des concours que les chocolatiers organisaient, des vols et autres entourloupes dignes des services secrets. Les hommes étaient prêts à tant de choses pour savourer le divin nectar, pour réaliser les gâteaux les plus savoureux, croquer avec délicatesse dans un carré de chocolat de Madagascar ou du Venezuela, le humer et déceler les arômes (vanille ou fruits rouges, amande ou sous-bois), laisser fondre doucement les pépites sur la langue et apprécier l’éventail des saveurs, élire son cru préféré. Et être prêt à tout pour retrouver le parfum grisant, la saveur exquise, le plaisir inouï. Oublier le monde. Approcher le divin, le sacré. 
Et mourir. 
Anne